Dimitri Ianni est critique et programmateur, spécialiste du cinéma japonais. Il est responsable du comité de sélection du festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo et consultant en programmation sur plusieurs festivals.
DIX « ROMAN PORNO » CHEZ ELEPHANT FILMS extraits de l’article paru dans Mad Movies n°335 (décembre 2019)
Après Shohei Imamura et Seijun Suzuki, l’éditeur Elephant Films poursuit son incursion dans le répertoire du cinéma japonais avec l’aventure du Roman Porno qui révolutionna le studio Nikkatsu à l’orée des années 1970. Cinq classiques inédits en France réalisés par de grands maîtres du genre sont accompagnés de cinq hommages, célébrant les 45 ans du label érotique par des cinéastes contemporains en vue.
C’est pour échapper à la faillite qu’en 1971 la Nikkatsu, la plus ancienne compagnie japonaise, lance son label intitulé Roman Porno, en s’inspirant des stratégies de production du cinéma pink indépendant à bas coût qui fleurit depuis le début des années 1960. Ce sera la seule fois dans l’histoire du cinéma où une major s’est consacrée à la production exclusive et industrielle de films érotiques : plus d’un millier produits et distribués en dix-huit ans (1971-1988). Loin du cinéma bis ou d’exploitation où on le cantonne à tort en Occident, le Roman Porno fait figure de véritable « Hollywood de l’érotisme », perpétuant la tradition des grands studios.
[...] Tatsumi Kumashiro est le cinéaste qui donna au Roman Porno ses lettres de noblesse. Le premier à avoir su exprimer l’Eros de manière frontale avec autant de liberté. Deux de ses chefs-d’œuvre figurent dans cet ensemble. Les Amants mouillés est l’un des rares à mettre en scène un protagoniste masculin, là où les actrices occupent habituellement le premier plan. Un jeune inconnu vagabonde dans un village côtier, entre la femme délaissée du patron d’un cinéma de quartier décati et une jeune fille bohême rencontrée par hasard.
Les amants mouillés, 1973
[...] L’Extase de la rose noire est une truculente comédie scabreuse qui démontre le génie burlesque de Kumashiro. Un réalisateur porno tente par tous les moyens de convaincre une jeune femme timide et pudique de devenir la star de ses films. L’œuvre marque sa première collaboration avec l’actrice Naomi Tani, jusque alors égérie du Roman Porno SM, dont il parvient à briser l’image habituellement tout en contrôle.
Extase de la rose noire, 1975
[…] Aux antipodes de Kumashiro, qui comme Pialat s’attache à saisir « la vérité du moment où l’on tourne », Noboru Tanaka, l’autre auteur majeur du genre, élabore un cinéma construit où l’esthétique est première et prend sa source dans l’imaginaire. Reprenant un motif cher à La Rue de la honte de Mizoguchi, Nuits félines à Shinjuku brosse un portrait plein de légèreté, de candeur et de vitalité des pensionnaires d’une maison de plaisir. […] Le final splendide, tourné à l’aube en plein quartier de Shinjuku, capte parfaitement la mélancolie désenchantée de son époque.
Lady Karuizawa, 1982
Extase de la rose noire, 1975
Les amants mouillés, 1973
Angel guts Red porno, 1981
Lady Karuizawa, réalisé dans le cadre des 70 ans du studio, appartient à une époque où le Roman Porno était entré dans les mœurs, après avoir subi un procès pour obscénité intenté par l’État, et qui perdura toute la décennie précédente. Au début des années 1980, la Nikkatsu décide de produire des films érotiques à gros budget (trois fois le budget habituel) d’une durée classique de 90 minutes. Afin d’attirer un plus large public elle invite des actrices populaires issues du cinéma traditionnel à se dénuder pour la premier fois dans ses Roman Porno. […] Miwa Takada, qui interprète le rôle-titre, joue nue à l’écran pour la première fois à 35 ans ; elle fit sensation auprès du public japonais et contribua à faire de Lady Karuizawa le deuxième plus gros succès commercial de l’histoire du Roman Porno. […] Réalisé par Masaru Konuma, plus connu chez nous pour avoir lancé le courant SM avec Fleurs et Serpents grâce à sa muse Naomi Tani, Lady Karuizawa nous révèle une autre facette de l’œuvre d’un cinéaste dont la mise en scène traduit un souci permanent du cadre et de la distance, ainsi qu’une volonté de transfigurer le réel pour raconter en images, à l’instar du remarquable travelling d’ouverture qui décrit en un seul plan muet, toute la mélancolie et la solitude de Keiko, épouse vertueuse de la haute société délaissée par son mari.
Angel guts Red porno, 1981
[…] Si la critique place habituellement les cinéastes au premier plan, il ne faut pas omettre les scénaristes, autre piliers indispensables du Roman Porno dont certains sont les véritables auteurs des films. C’est le cas de Angel Guts : Red Porno, quatrième épisode d’une série écrite par l’auteur de manga devenu cinéaste Takashi Ishii (Gonin) qui renouvela le Roman Porno à la fin des années 1970 par le caractère extrême de ses récits urbains mêlant violence et érotisme. Fétichiste de l’image, l’univers onirique d’Ishii met en scène Nami et Muraki, figures mythiques récurrentes d’un couple voué à ne jamais s’unir. Le personnage de Nami, à l’origine inspiré par la propre femme du scénariste, est harcelée et victime de discrimination à cause de sa participation à une séance de photo pour un magazine de bondage. Celui de Muraki, un homme souffreteux qui vit reclus de la société, est modelé sur Ishii, lui-même asthmatique depuis l’enfance. Toshiharu Ikeda, le réalisateur, appartient à la seconde génération, entrée à la Nikkatsu après le début du Roman Porno.