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Stéphane Lacombe ou l’hybridité débridée Lancé en 2020, dans ce qui semblait être le crépuscule du monde et du marché du blu-ray, l’éditeur Frenezy prépare avec minutie chacune de ses sorties et nous offre des découvertes aussi fascinantes que radicalement italophiles. En décembre dernier, débarque la dernière parution de l’éditeur : Qui l’a vue mourir ?. Stéphane Lacombe, le directeur éditorial de Frenezy, nous fait le plaisir de présenter le film, son réalisateur Aldo Lado; il partage également son appétit pour les œuvres hybrides et son regard sur le renouveau du support physique. Rencontre exclusive, et dans les bas-fonds d’un restaurant parisien, avec un entiché frénétique de la Botte et de ses surprises.
Votre dernier titre, Qui l’a vue mourir ? (1972), est sorti fin 2023 et de manière tristement concomitante avec la disparition de son réalisateur Aldo Lado. Que retiens-tu de la trajectoire de ce cinéaste italien méconnu ? Tu as raison de dire que c'est un réalisateur assez méconnu ! Je me souviens l’avoir découvert à la fin des années 90 ou au tout début des années 2000. La Cinémathèque Française projetait Je suis vivant ! (1971) lors d’une soirée bis, et il m’avait beaucoup marqué. Le film avait une petite notoriété à l’époque, mais dans un cercle très restreint : grâce à son casting - Jean Sorel, Barbara Bach, Mario Adorf … - et sa réputation de film en déshérence. À sa sortie, il avait connu une exploitation très courte en France, et en province exclusivement - comme le rappelle Olivier Père dans l’entretien disponible de notre sortie Frenezy. Donc il n’y avait pas eu de sortie nationale de ce film. Peut-être qu’une vidéocassette circulait, mais elle était rarissime. Toujours grâce à la Cinémathèque, je découvre également Qui l’a vue mourir ? (1972). Anchor Bay avait édité les deux films en DVD - en 2002, à l’époque où l’éditeur faisait encore référence aux États-Unis. J’ai été désarçonné par cette deuxième réalisation. Sans doute parce que je m’attendais à un giallo traditionnel, avec son lot d’adrénaline, de vamps déshabillées : tous les éléments qui constituent la fétichisation du giallo. Et j’ai vu un film avec un rythme assez surprenant, assez lent dans son exposition. On prend le temps de s’attacher à la petite fille interprétée par Nicoletta Elmi, sans véritablement savoir où ça va mener - jusqu’à son meurtre et le plan saisissant de son corps flottant comme un tronc dans les canaux de Venise. Donc oui, c’est un film qui m’avait désarçonné, je l’avoue. Puis je l’ai revu. Il fait partie de ces films qu’il faut regarder plusieurs fois pour en apprécier certains aspects. Pour revenir à Aldo Lado, c’est quelqu’un qui fait partie de la génération d’un Tinto Brass, voire d’un Sergio Sollima : ces réalisateurs qui ont grandi sous le fascisme, qui ont connu la Seconde Guerre Mondiale très jeunes, qui ont vu l’écroulement d’un monde, l’avènement d’un nouveau avec son cortège de ruptures dans la société italienne et d’inégalités. Ils ont connu le miracle économique, l’explosion de l’industrie du cinéma, l’avènement de la société de consommation. Aldo Lado, dans ce contexte, a plutôt exprimé une sensibilité de gauche, en étant notamment très proche de Bertolucci. Il avait un regard aiguisé, acerbe, sur la bourgeoisie. Dans Je suis vivant !, on retrouve cette thématique de la société secrète qui agit comme métaphore d’une grande bourgeoisie qui vient littéralement cannibaliser les forces vives.
Le troisième film le plus célèbre d’Aldo Lado, c’est La bête tue de sang-froid (1975). Celui-ci est encore différent mais reste très politique. Sur le papier, on a la formule du « rape & revenge » classique - sa trame scénaristique s’inspire très clairement de La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972). Le réalisateur italien y mêle pourtant sa relecture de certains rapports de classe. Macha Méril interprète une grande bourgeoise qui manipule des jeunes voyous et fait en sorte qu’ils extériorisent leurs pulsions. Aldo Lado, lui, considère évidemment que la vraie coupable c’est Macha Méril, et que ces deux jeunes voyous - qui commettent malgré tout des actes atroces - sont plutôt des victimes. Dans ce contexte du milieu des années 70, on sent qu’il y a une tension avec une partie de la jeunesse, on sent de véritables problèmes sociaux. Et le propos du réalisateur n’en est que plus détonant. Ensuite vient la partie avec le personnage du père, joué par Enrico Maria Salerno, qui sombre dans l’auto-défense, sans qu’il n’y ait rien de glorieux. On assiste à un jeu de massacre, pathétique sans être cathartique. Il n’y a pas de posture équivoque dans la façon dont Aldo Lado restitue cette violence. Il n’a aucune complaisance, la violence est inacceptable. Après, là où ça se gâte pour lui, c’est à la fin des années 70. Il tourne L’Humanoïde (1979) - un rip-off de Star Wars assez grotesque et distribué par Columbia Pictures. C’est un film réalisé pour l’argent, et assez nul de ses propres mots. Mais Aldo Lado, c’est aussi plein de projets avortés, des projets qu’il aurait voulu monter sans jamais y arriver - il a consacré un petit livre à ce sujet. Je pense que c’est quelqu’un qui avait plein d’histoires à raconter, qui avait des thèmes à creuser, et malheureusement l’industrie du cinéma italien a commencé à se casser la figure à partir de 77-78. Et puis les années 80, c’est la gabegie. Il fait un peu de télé, mais surtout beaucoup de production, pour Vera Belmont notamment. Il a même vécu à Paris pendant un moment, dans un appartement pas très loin de la place de l’Étoile. Lado a tourné le dos au cinéma italien, d’une certaine manière, parce qu’il n’y avait plus d’argent tout simplement à l’époque - même pour les grands réalisateurs. Ceux qui s’en sortaient le mieux faisaient de la télé, et puis les autres ne tournaient quasiment plus. Je suis vivant !, Qui l’a vue mourir ?, et La bête tue de sang-froid, sont trois films très différents. Est-ce qu’il faut y chercher la patte d’Aldo Lado malgré tout ? Je pense que dans ces trois films, Aldo Lado montre qu’il est un auteur en devenir. Mais en effet, c’est difficile de caractériser sa patte… Il a ce regard, cette sensibilité, qui font qu’il est capable de s’adapter à différents univers. Argento ou Fulci ont pu, film après film, construire un univers cohérent, avec des obsessions perceptibles. Mais ce n’est pas le cas d’Aldo Lado. Peut-être parce qu’il ne se dirigeait pas à l’origine vers le cinéma de genre. Peut-être qu’il se prédestinait à faire d’autres types de film. Olivier Père dit qu’il aurait pu faire une carrière à la Bellocchio, à la Bertolucci, et cela me paraît assez juste. Le souci c’est que L’oiseau au plumage de cristal - dont Lado s’attribue d’ailleurs une partie de la paternité - sort en 1970. Son succès populaire va initier un sillon dans lequel s’inscrivent Je suis vivant ! et Qui l’a vue mourir ? Quand on parle de ces deux films à Aldo Lado, qu’on lui explique à quel point ils sont formidables, il est content forcément. Mais il explique aussi que les réalisations qui lui tenaient vraiment à cœur, c’était plutôt La cosa buffa (1972) et La désobéissance (1981), deux films beaucoup plus personnels. Cela montre, je crois, le type de carrière à laquelle il aspirait.
Le problème qui demeure est la déshérence d’une partie de sa filmographie. La désobéissance, par exemple, est tombé dans l’oubli. Il pouvait malgré tout compter sur une belle distribution - avec Stefania Sandrelli, Mario Adorf ou Jacques Perrin -, un budget conséquent, un décor vénitien, un certain prestige cinématographique propre à Venise… Mais il a été complètement éclipsé par le succès teinté de scandale de La clé (Tinto Brass, 1983), avec Stefania Sandrelli aussi, qui se passe aussi à Venise, qui traite aussi d’érotisme. Alors oui, La désobéissance est adapté de Moravia, et le film a un angle différent de La clé, mais il y a des points communs, et je pense que Tinto Brass a fini par faire de l’ombre à Aldo Lado. Pourtant, c’est un film qui lui tenait à cœur, qui s’inspire de sa jeunesse, et il aurait adoré que le film ressorte. C’est dommage parce qu’il y a 2-3 films d’Aldo Lado qui permettraient de compléter la perception qu’on pourrait avoir de son travail. Parle-nous plus en détail de Qui l’a vue mourir ?. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans ce giallo si particulier ? Qui l’a vue mourir ? est un film de commande mais Lado se l’approprie de façon magistrale. Il ne se contente pas d’aligner les scènes d’interrogatoire : l’aspect criminel est presque secondaire. Ce qui est intéressant, c’est toute cette galerie de personnages étranges, ambigus, dont on ne sait pas très bien ce qu’ils ont à cacher - le marchand d’art par exemple, incarné par Adolfo Celi. Ces personnages nous plongent dans le sujet de la haute société et de tous ses vices cachés. Je suis très sensible aussi à la captation des images de Venise notamment. Aldo Lado n’est pas vénitien d’origine mais il y a grandi, et il est devenu quasiment vénitien d’adoption. Le cinéma italien a produit quelques films à Venise, et pas seulement celui de Visconti - qui est quand même très mortifère : il y en a d’autres qui exploitent à la fois la géographie, la topographie particulière de la ville, et puis aussi son côté minéral.
Ce que j’aime beaucoup dans Qui l’a vue mourir ?, c’est ce parti-pris d’avoir tourné le film dans une Venise brumeuse, froide, humide. Dans certaines séquences, l’image est granuleuse, épaisse. On sent que la captation en extérieur a dû composer avec la faible luminosité automnale. Il y a également des effets d’ombre et de lumière qui sont magistraux. L’utilisation des décors est vraiment soignée - alors même que le film devait composer avec un budget serré. Après, la performance de George Lazenby fait débat. Il se retrouve sans doute dans ce film parce qu’il fallait un nom international - et j’imagine que Jean Sorel n’était pas disponible ce jour-là… On voit bien que c’est davantage un choix de producteurs. Olivier Père est critique avec son interprétation - et je suis plutôt d’accord avec lui. Après, j’en ai parlé à un autre fan du film - également spécialiste du cinéma italien - qui, pour sa part, défend Lazenby. Il lui trouve des allures de pantin, de personnage complètement largué par les enjeux de la narration, ce qui est assez défendable. Mais ne serait-ce qu’au niveau physique, l’acteur renvoie quelque chose d’assez déplaisant, il est tout maigre, presque maladif.
J’avais pensé y consacrer un bonus. J’en avais parlé à Julien Comelli qui a rencontré plusieurs fois Lazenby à différentes conventions James Bond, et qui le connaît bien. Presque trop bien pour ne pas le tailler en pièces en entretien. Julien conçoit de nombreux bonus et je me souviens notamment d’un des meilleurs bonus jamais produits selon moi pour une comédie, Les Voisins (John G. Avildsen, 1981), avec John Belushi. Il est vrai que Lazenby a une réputation assez antipathique - à faire payer ses autographes, à n’en avoir rien à faire du cinéma… Il s’est retrouvé à jouer James Bond par accident - dans peut-être LE meilleur Bond de la saga en plus, Au service secret de Sa Majesté (Peter Hunt, 1969). Mais cela s’est arrêté là pour lui, et depuis il vit là-dessus. Je me suis dit que ce bonus allait tirer le film vers le bas, et que malgré les anecdotes croustillantes dont l’édition aurait pu bénéficier, il valait mieux s’en passer. Ce qu’on voulait mettre d’abord en avant dans les bonus, c’était le travail d’Aldo Lado. Que peux-tu nous dire sur le travail que vous avez mené avec TCS pour la remasterisation du film ? Contrairement aux autres sorties Frenezy qui ont été de vrais challenges techniques, celui-ci était moins compliqué. L’Image Retrouvée - le laboratoire de la Cinémathèque de Bologne - avait restauré une première fois le master, puis Arrow a fait d’autres modifications pour sa propre édition aux États-Unis (sortie en 2019). Donc nous avons hérité de ce master HD doublement restauré. Après, comme nous sommes très pointilleux avec TCS, nous avons corrigé d’autres petits détails qui traînaient - des petites poussières, des petites rayures -, pour aboutir à une restauration chirurgicale. L’écart qualitatif peut ne pas paraître colossal avec celle d’Arrow, mais les Français ont quand même le master le plus propre au monde de ce film ! Nous nous sommes aussi permis de faire cela car nous avons noté avec satisfaction que le film n’avait pas été « lissé ». Très souvent, les films des années 70 ou 80 ont du grain - parfois pour des raisons techniques, parfois en raison de partis pris du chef opérateur -, c’est-à-dire avec une image rugueuse, granuleuse. Malheureusement, il y a souvent la tentation de lisser complètement l’image pour faire disparaitre cette texture organique, ce qui rend l’image plus propre certes, mais qui lisse aussi les détails et la définition. Cette opération éloigne les spectateurs de ce qu’ils ont vu à l’époque. Dans le cas de Qui l’a vue mourir ?, nous avons vu qu’il n’y avait pas eu de manipulation numérique car le grain d’origine était bien présent. Donc nous avons juste travaillé pour nettoyer les petites scories qui restaient sur le master.
Aussi j’ai tenu à ce qu’on applique le même perfectionnisme aux bonus pour proposer la meilleure qualité possible. Parmi les bonus disponibles, il y a donc l’interview avec Olivier Père produite par nos soins, et il y a trois autres interviews produites pour la sortie en DVD en 2015 par l’éditeur The Ecstasy of Film avec Aldo Lado, Nicoletta Elmi, et Francesco Barilli - co-scénariste du film. Plutôt que de les encoder tels quels, nous sommes repartis des fichiers HD natifs : nous avons retravaillé ces images-là pour proposer un meilleur rendu en cohérence avec la qualité du film. En plus, nous avons rajouté certaines illustrations pour appuyer les propos des intervenants, et mis à jour les illustrations précédentes avec des images en meilleure définition. Nous avons fini par passer beaucoup de temps sur ces bonus - chose qu’aucun autre éditeur ne fait. De même pour les sous-titres : nous les avons corrigés pour les films, mais aussi pour les bonus. Nous avons révisé quelques coquilles et amélioré le calage. Nous n’avons pas noté d’erreurs dans la traduction, mais nous avons revu quand même quelques formulations. Alors tout ça, c’est du travail d’orfèvre certes, c’est du détail. Mais moi je considère que lorsqu’on ressort un film de la qualité de Qui l’a vue mourir ? en blu-ray, il faut proposer ce qu’on peut faire de mieux. Il y a peu de chances que quelqu’un le ressorte derrière sur le marché français : une fois que les gens l’ont, ils l’ont. On s’est donc dit qu’on avait une responsabilité en tant qu’éditeur : il faut aussi que les sous-titres soient impeccables, il faut aussi que les bonus aient la meilleure qualité possible - sans pouvoir faire de miracles bien sûr … Qui l’a vue mourir ? s’insère de manière naturelle dans votre catalogue qui semble mettre en avant des œuvres hybrides, et presque des ovnis dans leur répertoire respectif. C’est ça le cap éditorial de Frenezy ? C’est vrai que les films que j’ai choisis ont tous une singularité : je ne voulais pas choisir des films de formule, comme il en existerait 10 ou 15 autres. La victime désignée (Maurizio Lucidi, 1971) est évidemment un film difficile à classer. Il est rattaché au giallo parce qu’il développe une machination, mais il est bien plus que ça. C’est aussi l’un des seuls films de genre dans lequel a tourné Pierre Clémenti. On parle quand même d’un acteur qui a refusé de jouer dans le Satyricon de Fellini (1969). À cette époque, Clémenti était entre Bertolucci, Pasolini et d’autres … Le voir dans un récit criminel, c’est étonnant. Le choix de la musique l’est tout autant ! Elle est très loin des standards de la musique de giallo. C’est étrange d’avoir choisi un groupe de rock progressif (les New Trolls) qui joue des compositions inspirées de Bach (sous la direction de Luis Bacalov). En plus, il n’y a pas eu de DVD en France pour cette réalisation. Elle a été éditée sur une obscure VHS uniquement disponible à la location - autant dire qu’elle était introuvable.
Dans les replis de la chair (Sergio Bergonzelli, 1970) est tout aussi hybride. Moi je le classe en « Horreur » parce qu’il me semble que c’est la dimension macabre, post-gothique et dégénérée qui prédomine - avec des emprunts aux premiers films en couleurs de Mario Bava, des emprunts à Hitchcock … Pour d’autres, c’est un giallo. Les anglo-saxons eux, le présentent même comme un film de « nazisploitation » : quand l’éditeur Salvation le réédite en Angleterre dans les années 90, ils adoptent une imagerie « porn nazi ». Dans le booklet qui accompagne notre sortie Frenezy, j’ai cherché à guider l’expérience de ce film en analysant son aspect à la fois troublant et grinçant, parfois grotesque. Il est aussi très intéressant au niveau plastique et visuel : c’est un film qui tente beaucoup de choses. Dans les replis de la chair était introuvable en France - une VHS rarissime et même pas de DVD - et nous l’avons complètement restauré en repartant d’un scan brut sans aucune restauration. Texas, Adios (Ferdinando Baldi, 1966) : il me semblait essentiel de le ressortir parce que c’est un film charnière. Franco Nero le dit lui-même : c’est le seul western italien réalisé comme un western américain. Le film mélange le classicisme du genre outre-atlantique, à une dimension plus sombre proprement latine - le film reste d’ailleurs officiellement interdit aux moins de 12 ans. À cela s’ajoute ce grand mélodrame familial, presque shakespearien, dans la tradition romantique. Pour Texas, Adios aussi, nous avons tout refait : nous trouvions que le master Arrow était vraiment perfectible - certaines séquences étaient enterrées dans la pénombre notamment. Notre étalonnage remet d’équerre les couleurs et rend hommage à la dimension expressionniste du film. Nous avons tout refait, tout restauré, tout réétalonné, tout nettoyé. Le dernier film difficile à classer bien sûr, c’est Femina Ridens (Piero Schivazappa, 1969). Il est considéré par certains comme un giallo, par d’autres comme un film érotique, ou encore - en Italie notamment - comme un manifeste du cinéma SM… C’est un film hybride, avec deux parties distinctes. Nous avons d’ailleurs fait le choix de conserver les cartons d’entracte - qui ne sont jamais visibles normalement. Je trouvais qu’ils mettaient en avant la structure narrative de Femina Ridens. Dans la première partie, c’est Philippe Leroy qui domine sa proie, qui maîtrise le jeu ; et dans la deuxième partie, dès qu’elle commence à danser, elle reprend le pouvoir et s’impose comme la femme-scorpion. Quand on revoit le film sans les cartons, cette structure est beaucoup plus floue et on ne comprend pas vraiment le basculement entre les deux. Et a priori, nous sommes le seul éditeur à avoir réinstallé cet entracte !
Frenezy met en avant des œuvres hybrides donc, mais qui sortent aussi du seul giron cinématographique : dans les bonus de vos différentes éditions, vous rendez hommage par exemple au travail de Nikki de Saint Phalle, à l’orchestration de Stelvio Cipriani ou encore à celle de Luis Bacalov. Je voulais qu’on sorte ces films de leur étiquette de genre, de série B, de films bis, pour montrer qu’ils ont aussi été traversés par d’autres influences artistiques, par d’autres arts : par la musique effectivement, par l’art cinétique dans Femina Ridens évidemment. Je trouvais cela intéressant de décloisonner la perception que l’on peut avoir de ces films, de ne pas limiter la sculpture de Nikki de Saint Phalle à un simple délire psychédélique, pour montrer que tout était pensé. Je voulais montrer que ces réalisateurs à l’époque réfléchissaient pour faire ces films-là, qu’ils avaient des références précises. Il y a donc ce choix éditorial fort de la part de Frenezy, celui de tirer la lecture de ces films non pas du côté du cinéma d’exploitation, mais aussi du côté du cinéma d’auteur, grâce aux bonus notamment, ou à la qualité du support physique proposé. Encore une fois, je ne voulais pas cantonner ces films au répertoire du cinéma bis, au côté « cinéma du samedi soir » qu’on ne regarde pas sérieusement. Je ne voulais pas non plus tomber dans l’excès inverse et en faire des objets uniquement intellectuels. Je voulais montrer que, chacun à leur niveau, ces films avaient une réelle ambition artistique, un regard. Et cela peut paraître parfois étonnant, effectivement. C’est ce que fait remarquer Jean-François Rauger, dans un entretien disponible en bonus de La victime désignée. Il note l’exception même de ce film dans la carrière de Maurizio Lucidi - qui a réalisé par ailleurs de très mauvais films. Il faudrait plutôt y chercher le résultat d’une alchimie miraculeuse, entre 5-6 scénaristes - dont Aldo Lado qui a aussi travaillé en tant qu’assistant réalisateur sur le projet. Peut-être qu’il a suggéré des idées de lieux, de plans… Ou qu’il a exercé une influence en tout cas ! Lucidi, en lui-même, c’était un réalisateur peu remarquable, avec des films de guerre, quelques westerns, un peu de policier, mais rien de très marquant. Rien en tout cas qui permet de détecter le talent qu’il y a dans La victime désignée, où tout paraît maîtrisé - le casting, la musique, la mise en scène, le scénario… Bergonzelli, de son côté, n’a pas eu la carrière qu’il aurait voulu : il se prenait pour un véritable auteur, et il l’était d’une certaine manière. Il y a des thématiques récurrentes dans ses films, notamment celle d’une obsession pour la libération sexuelle. Il revendique aussi des partis-pris esthétiques. Par exemple, les plans en kaléidoscope sont des figures qui apparaissent souvent dans son cinéma : c’est sa façon à lui de figurer des états émotionnels instables.
Quel est ton regard sur l’évolution du marché du support physique ? Nous avons lancé Frenezy en 2020. Depuis, le marché s’est encore fragmenté : il me semble qu’on est passé d’un marché « de niche » à un marché « de sous-niches ». Un premier exemple de sous-niche, ce sont ces consommateurs qui, depuis 2-3 ans, ne vont acheter que du « steelbook », parfois davantage pour l’objet que pour le film. Il y a aussi de plus en plus de produits « de luxe », à savoir des éditions dans des grosses boîtes, qui coûtent 50 € ou plus. Elles sont tirées à peu d’exemplaires mais s’épuisent régulièrement. C’est un problème parce que des cinéphiles qui n’ont pas forcément le pouvoir d’achat de dépenser 50 à 80 € pour un seul film se retrouvent mis de côté. Qu’il y ait certains titres qui méritent des éditions « premium », je le comprends, mais il faut laisser le choix au consommateur : proposer aussi une édition sans la grosse boîte, sans les goodies, mais qui serait plus abordable. Certains éditeurs jouent plutôt la surenchère, et je ne suis pas sûr que cela soit viable sur le long terme. L’Ultra-HD est encore une autre de ces nouvelles niches. Quand il y a des cinéphiles qui commencent à acheter des 4K, ils achètent forcément moins de films, parce qu’ils achètent des nouvelles éditions de films qu’ils avaient déjà. Certains sont donc moins curieux : ils prennent moins de risques, ils vont peut-être moins acheter chez les autres éditeurs. Il y a un effet d’entonnoir qui se dessine. En tant qu’acheteurs de films, nous devons être un peu plus responsables : est-ce qu’il faut payer 30 €, 40€, voire plus, pour des films - certes en UHD, certes accompagnés d’un livret, certes en steelbook - mais déjà vus et revus ? Je ne dis pas qu’il faut boycotter, mais simplement se poser des questions. En tant que consommateur - dont je fais partie -, on doit faire des arbitrages tout le temps. Le paradoxe c’est que nous avons aujourd’hui un choix démentiel. Tous ces films italiens que l’on devait traquer minutieusement à l’époque pour obtenir une version physique sortent aujourd’hui à la pelle. C’est presque trop ! L’acheteur de ces sous-niches est hyper sollicité. Donc oui, le marché arrive clairement à une forme de saturation, à mettre en relation avec la période économique compliquée, avec l’inflation, avec la baisse du pouvoir d’achat… Dans l’interview d’Aldo Lado disponible en bonus, le réalisateur semble être le premier surpris par la réévaluation de son film, 50 ans plus tard. Sens-tu un appétit nouveau pour le cinéma italien de cette période ? Cela reste encore une fois une petite niche, mais il y a en effet de nouveaux jeunes cinéphiles qui vont avoir une curiosité pour cette époque - qu’ils n’ont pas connue - et ses codes cinématographiques. Quand on regarde la production actuelle en France, c’est difficile de détecter un type de polar à la française, un type de film d’horreur à la française… Les plateformes essayent de prendre la relève de manière très volatile, avec des propositions qui disparaissent très vite : les films ne s’impriment pas dans l’esprit des gens. Donc il y a peut-être chez certains le besoin de revenir à ce qu’il y avait avant : non par passéisme, mais par goût pour ces codes graphiques, pour cette fétichisation de l’image propre au cinéma de genre - dans le giallo par exemple. Le genre qui a du mal à renouveler ses spectateurs, c’est le péplum. Par contre, dans la comédie italienne, dans la comédie sociale, il y aurait des belles choses à redécouvrir. Pour le western italien, j’ai l’impression qu’il y a eu une petite mode il y a une dizaine d’années au moment de la sortie des deux films de Tarantino. Depuis, il me semble qu’elle est retombée. Il y a toujours une petite niche, mais pas beaucoup plus. Je n’ai pas le sentiment que le western génère un engouement particulier, et c’est vraiment dommage… La mode actuelle qui m’étonne, c’est celle autour du « poliziottesco ». Quand je collectionnais les films policiers italiens en VHS au début des années 2000, à part quelques fondus comme moi, ça faisait rigoler certains éminents cinéphiles qui pensaient que c’était des films méprisables et réactionnaires. Depuis, il y a une espèce d’engouement parce que les films sortent dans de belles éditions, à l’étranger d’abord, et en France ensuite - chez Artus, Le Chat qui Fume, The Ecstasy of Films… Qui l’aurait cru ? Pour le cinéma d’horreur, il y aura toujours un renouvellement des fans parce que l’horreur touche à des choses intimes, au corps… Donc, chaque génération qui a besoin de se faire peur et qui construit ses propres représentations est forcément sensible à l’horreur. Notamment le public jeune. Ensuite, malheureusement, il y a une grande partie de la production italienne des années 80 qui est irregardable. La période bénie, c’est celle des années 50-60-70, avec des centaines de pépites qui sont redécouvertes grâce à la démocratisation de la restauration, la démocratisation du numérique, mais aussi en raison de la circulation des copies sur YouTube - notamment des films de Bergonzelli ! Tous ces éléments aident à susciter des vocations. Quelles sont les actualités à venir du côté de Frenezy ? Nous travaillons à la restauration d’un autre western : Lanky, l’homme à la carabine, réalisé par Tonino Valerii - surtout connu pour avoir réalisé Mon nom est Personne. Lanky n’est jamais sorti en blu-ray nulle part. Il n’y a même jamais eu de DVD ou de VHS en France. La version française est même introuvable, elle est perdue a priori. Donc sa sortie prochaine est dans nos tuyaux, il ne manque que quelques petits éléments.
Et puis, nous avons toujours en chantier La guerre des gangs de Lucio Fulci. Nous avons récupéré le master HD de la version américaine, mais il ne nous satisfait pas. C’est un film dont le négatif était très abîmé, donc le film a dû être compliqué à restaurer pour eux. On serait tenté du coup de tout refaire, mais cela coûte forcément très cher. Ça fait un an qu’on tourne un peu autour du film, on se pose des questions, on sonde le marché… Presque tous les Fulci sont édités aujourd’hui en HD - le dernier en date Murderock (1984), chez Artus. Et il reste La guerre des gangs. On sait qu’il est attendu, mais on réfléchit à la façon de lui donner une vraie plus-value. De mon côté, j’ai d’autres envies de films, mais il faut voir aussi l’évolution du marché, ce qu’il est possible de faire… J’aimerais aller dans la direction d’un cinéma plus politique, mais commercialement, ce n’est pas évident. La sortie de Qui l’a vue mourir ? est encourageante pour l’instant: il y a un engouement autour de cette sortie, donc ça nous fait plaisir !
Toutes les sorties Frenezy sont à retrouver à la boutique Hors-circuits - mais dépêchez-vous, elles sont en éditions limitées !!
© Nicolas Andrieux, 2024 (Instagram : @_n.to.the.x_)
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CIRCUITS COURTS: LA RUBRIQUE DE NICOLAS ANDRIEUX #1 Aldo Lado & rencontre avec l'éditeur Frenezy
en octobre 2023, Hors-circuits recevait Pauline Mari (historienne de l'art et spécialiste de l'op art) et Stéphane Lacombe autour du livre L'Art assassin: histoires de crimes au cinéma dans lequel Pauline Mari scrute Femina Ridens.
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