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Christian Valor est une encyclopédie insatiable autant qu’un archéologue passionné du cinéma bis et délicieusement « mauvais genré ». En 2021, ce grand ami d’Hors-circuits livrait notamment une plongée fascinante dans la filmographie X de Claude Mulot, et nous avions des questions concernant la redécouverte, par de nouveaux publics, de ce répertoire encore tabou. Mais voilà, l’auteur a réservé à cette rencontre une magnifique surprise : celle de convier Dominique Troyes (alias Marilyn Jess) - idole, ô ICÔNE, de la pornographie hexagonale des années 70 - à laquelle il a co-consacré un ouvrage hommage. L’une et l’autre ont parlé âge d’or et créativité ; de schizophrénie et de liberté ; mais aussi d’amour et d’amitié. Rencontre exclusive, dans les bas-fonds d’un restaurant parisien, avec une passion et un passionné.
Christian, peux-tu nous raconter l’histoire de ta rencontre avec Dominique ? C’était il y a un peu plus de 10 ans… Un ami commun avait fait exprès de réserver dans un restaurant en bas de chez Dominique. Il l’avait invitée, elle était passée en coup de vent avec son chien Milhouse, elle nous a promis de revenir mais elle n’est jamais revenue - l’ami en commun était vert... et moi aussi ! Ensuite, il y a 10 ans tout pile, un autre ami en commun, Didier Noisy, m’avait proposé de faire le photographe de plateau et d’être figurant pour le clip de campagne du Kikobook - l’autobiographie magnifique de Gérard Kikoïne. Je dois avoir près de 200 photos, et la plupart de Marilyn. Ce jour là, je lui ai demandé de signer des autographes, et de répondre à une interview - qui ne s’est jamais faite malheureusement… Puis, on s’est re-re-rencontré dans le restaurant en bas de chez elle. Dominique et son compagnon étaient en train de déménager et il m’a proposé de venir récupérer tout un tas de VHS dont il voulait se débarrasser. J’ai tout ramené, et tout gardé ! Et enfin, il y a eu le bouquin bien sûr… Dominique, comment s’est passée la préparation du livre ? Il est sorti en 2022, mais le COVID a rendu sa production compliquée. On y a travaillé dès 2019 avec Christian, Cédric Grandguillot, Guillaume Le Disez - qui avait travaillé sur le livre consacré à Brigitte Lahaie six ans plus tôt. Tous les trois se sont répartis les pages et les chapitres. Moi, j’ai apporté les archives : beaucoup d’affiches notamment, des revues - des Hara-Kiri, des Playboy, des Lui… J’ai aussi raconté mes anecdotes : par exemple, à 19 ans, quand j’ai voulu aller voir mon premier film au cinéma, je me suis fait recaler par le guichetier qui pensait que je n’étais pas majeure - « mais c’est moi sur l’affiche !! »
Quels souvenirs gardez-vous de vos tournages ? Et quel est votre regard sur la production pornographique actuelle ? Je me souviens d’être en vacances, d’être en famille. J’avais de la chance forcément parce que je bénéficiais d’une notoriété à l’époque : mon répondeur était tout le temps plein de propositions de productions. Je les écoutais, je lisais les scénarios, et je pouvais les accepter ou les refuser. Ensuite j’allais tourner dans de beaux châteaux, très souvent avec les mêmes garçons, avec les mêmes équipes. J’étais dorlotée par le metteur en scène ; la maquilleuse prenait le temps de me faire jolie ; je mettais de beaux vêtements… Oui mes deux premières années ont été compliquées - je rentrais chez moi, je pleurais, je prenais douze douches pour me purifier - mais finalement ça s’est bien passé… Ce que je retiens aussi, c’est la liberté de cette époque, et qui dépasse le cadre de la pornographie. Je pense à Hara-Kiri par exemple, ou à Coluche qui faisait ses émissions avec un bocal à poissons sur la tête. On pouvait tout dire, on pouvait tout faire ! Certes, il n’y avait pas de scènes aussi extrêmes que celles qu’on trouve de nos jours, mais justement : j’ai le souvenir d’un porno qui n’était pas sale, qui était sain. Aujourd’hui il y a tellement de vidéos violentes et dégueulasses qui sont accessibles en ligne : des gang bangs sans scénario, sans dialogue… ou alors des films qui ne tournent qu’autour du viol et de la prédation. Je comprends que les internautes puissent se lasser de ce contenu là… Notre époque avait autre chose à raconter ! Elle porte bien son nom après tout : « l’âge d’or du cinéma porno ».
Parce que c’était quand même de sacrées équipes - au son, à la décoration, à la mise en scène, à la production : une vingtaine de personnes, et sans compter le travail d’écriture ! D’autant que tous et toutes venaient souvent du cinéma traditionnel. Je pense à Claude Bernard-Aubert par exemple, qui est devenu Burd Tranbaree dans les années 70 pour se mettre à faire des films porno : Partie de chasse en Sologne (1979) notamment où je joue avec Brigitte Lahaie. Juste avant il avait travaillé sur un film avec Jean Gabin - L’Affaire Dominici (1973) ! J’aimerais pouvoir dire aux nouveaux producteurs de refaire ce genre de pornographie, de refaire du Kiko, du Alain Payet… … Et du Claude Mulot ? (DT) Pour la petite histoire, Claude, c’était mon beau-frère : l’époux de Martine, la sœur de Didier Philippe-Gérard (alias Michel Barny) avec qui je vis toujours. Didier nous avait présentés et on s’appréciait beaucoup : on partait à la campagne, je tapais ses scénarios manuscrits sur une vieille Remington… Quand il a fait La Femme-objet (1980), il a voulu que je sois dans le film. Moi ça m’allait très bien : je restais en famille. J’avais 21 ans, et je faisais des films depuis mes 18. La majorité était d’ailleurs passée de 21 à 18 ans juste avant, en 1974 sous Giscard d’Estaing. Cela a eu un effet fabuleux sur le porno ! (CV) Oui, c’est lui qui a levé la censure, qui a autorisé la sortie sur grand écran de films explicites. Le Sexe qui parle (Claude Mulot, 1975) était d’ailleurs le deuxième métrage pornographique à sortir en salle. Il a cumulé près de 500 000 entrées ! (DT) La Femme-objet n’a pas fait mieux ? (CV) Non, La Femme-objet n’a pas vraiment marché, 150 000 entrées seulement… Cet appel d’air dans les salles n’a duré qu’un an. Ensuite le gouvernement a fait machine arrière : la diffusion de ces films était toujours légale, mais elle a d’abord dû composer avec des taxes énormes, avant d’être cantonnée aux salles spécialisées… Le pouvoir public était complètement dépassé par ces vannes qui avaient été ouvertes, au point que dans des petites villes, les gens se plaignaient de ne plus pouvoir voir un film « normal »…
(DT) Cette diffusion des films explicites au cinéma a quand même changé les choses. Avant, il fallait aller dans un sex-shop pour acheter un film en Super 8, et puis rentrer en catimini chez soi pour le regarder discrètement sur son projecteur. Il fallait avoir de la place et de l'argent... Le cinéma, ça a été une révolution ! Après j’imagine que les salles ne devaient pas toujours être très propres… (CV) Les cinémas servaient effectivement de lieux de rencontre à ce moment là. J’habitais dans une petite ville : il y avait un seul cinéma qui passait du porno le soir, et le responsable de la salle passait pendant la projection avec une torche pour aller traquer les comportements déplacés. C’était surréaliste ! En plus, il projetait n’importe quoi, il enchaînait les bobines sans aucun rapport, c’était incompréhensible… Vous revenez tous les deux du Brussels Porn Festival qui s’est tenu du 27 avril au 5 mai 2024, et qui organisait la projection d’Il était une fois Marilyn Jess (Michel Caputo, 1987). Dominique, peux-tu nous en dire quelques mots ? C’est déjà un film que j’aime beaucoup ! Il mêle reportage - où l’on me voit moi, Dominique Troyes - et des passages pornographiques - où c’est Marilyn Jess qui rentre en scène. Ce film, c’était mes adieux au cinéma, à 27 ans, après 8 ou 9 ans dans le circuit. On m’y voit me livrer, mais également parler du sida qui a emporté beaucoup de nos copains et copines… Pour revenir au Brussels Porn Festival, j’ai été très bien accueillie. Le contact avec le public était excellent ! Je n’ai eu que des compliments de la part de fans qui disaient m’avoir adorée dans tel ou tel film - et j’adore les gens qui m’adorent. (Rires) J’ai fait plein de bisous, de selfies, des tartines de dédicaces… Il faut dire que nous sommes de moins en moins de cette génération. Il ne reste que Brigitte [Lahaie] et moi en gros. Les autres ont quitté le milieu. En plus de la projection, une table ronde était organisée autour du thème des archives (« Pornographic Archives : historia and Minority issues of a relegated culture ») : j’ai pu répondre aux questions du public et les gens ont été vraiment gentils avec moi. On m’a interrogée sur mes histoires dans les films, sur la façon dont j’avais vécu ma carrière dans le X. Aussi sur la façon dont mes parents l’ont vécue… Je viens d’une famille puritaine, ma mère changeait de chaîne dès qu’il y avait des pépettes déshabillées à la télévision, on ne parlait pas de cul à la maison… Raconter à certaines personnes que j’avais fait des films pornos - à mes parents surtout - c’est la seule difficulté que j’ai traversée. Sinon la plupart des gens ne m’ont pas jugée par rapport à ça.
Christian, toi qui as l’habitude d’accompagner Dominique lors de conventions, que peux-tu nous dire de ce festival qui revendique un positionnement fort ? (CV) C’était assez particulier. Nous avions l’habitude de salons où il y avait : soit beaucoup d’adultes, les nostalgiques qui avaient vu les films à l’époque ; soit de jeunes consommateurs masculins de ce répertoire. Là, c’était un festival militant, un festival féministe, avec un public très féminin et LGBTQ+ - un public qui n’a rien à voir avec celui d’il y a 50 ans… Quand j’ai appris que Dominique était invitée, j’étais inquiet du trait d’union opéré entre deux époques très très différentes. Je craignais que soit pointé du doigt ce « cinéma de papa » macho… Mais pas du tout ! Certes, après la projection d'Il était une fois Marilyn Jess, il y a une personne qui a fait la remarque que je redoutais : elle soulignait la misogynie de certaines questions posées dans la partie reportage du film. Il a fallu lui rappeler que c’était un autre espace-temps, mais aussi que les questions étaient scénarisées dans le but de faire un film commercial. De manière générale, le festival a eu la pertinence de ne pas tout mélanger, d’adopter une approche chronologique : d’abord l’âge d’or, le cinéma, la VHS, Internet, les CamGirls… (DT) Il y a même eu un concours de twerk ! (Rires)
(Dominique doit nous quitter en cours d’entretien…)
Christian, quel est ton regard sur la nouvelle considération de ce cinéma des années 70 et 80 ? Effectivement, il y a un regain d’intérêt. Et il faut d’abord rendre hommage à tous ceux qui ont participé à ces redécouvertes. Je pense notamment à mon maître, Christophe Bier. Il a fait énormément pour la légitimité culturelle du cinéma pornographique de cette époque en France. Il y a consacré un dictionnaire par exemple, mais il a aussi édité une revue et il a sa chronique dans Mauvais Genre sur France Culture - Dominique y a même été invitée pour parler du livre en décembre 2022. Il y a aussi David Didelot qui éditait le fanzine Videotopsie. Aujourd’hui, il écrit beaucoup sur le porno des années 80-90 - notamment sur Facebook. Il a également publié un livre sur Olivia Del Rio - une actrice X des années 90. Enfin il faut parler des éditeurs - c’est grâce à eux que ces films ressortent ! Pulse bien sûr, Le Chat qui Fume - qui a ressorti du Mulot récemment… Aux États-Unis, on trouve Vinegar Syndrome ou Severin. Après, tout cela reste très confidentiel : oui, il y a des fans à la marge qui achètent toutes ces sorties, mais elles ne touchent pas du tout le grand public. D’autant que l’époque est assez puritaine. Sur Instagram ou Facebook, un post se fait bannir s’il fait apparaître un bout de téton. Et les émissions télévisées parlent rarement de sexe - ou alors dans des émissions très spécialisées. Même Playboy, ce n’est plus ce que c’était ! Mais alors comment expliquer ce regain d’intérêt ? Je pense qu’il touche à la qualité des films, tout simplement. Ils font partie de l’histoire du cinéma. À l’époque, de « vrais » réalisateurs faisaient aussi bien du porno que des films traditionnels : leurs pornos avaient de vraies qualités cinématographiques. D’ailleurs, si les plans classés x étaient retirés de certains de ces films, ces derniers pourraient s’apprécier au même titre qu’un film de n’importe quel « grand » réalisateur. C’est pour cela qu’un certain public recommence à s’y intéresser. Tu fais référence aux films de Claude Mulot par exemple ? Pour Claude Mulot, c’est parti du Chat qui Fume qui avait décidé de sortir La Rose écorchée (1970) d’abord, La Saignée (1971) ensuite, et enfin Les Charnelles (1974) - un film culte, charcuté à sa sortie en VHS, porté disparu, et remonté enfin dans sa version originale dans un magnifique Blu-Ray ! La Rose écorchée, c’est un film que je connaissais très mal, que je n’avais vu qu’une fois à l’époque. Je l’ai adoré en le revoyant. Il a cette ambiance à la Jean Rollin, avec des filles en nuisette qui se promènent dans des couloirs de châteaux baroques, torches à la main. Anny Duperey joue dedans, mais également Howard Vernon - un acteur suisse récurrent du cinéma bis européen. Mais bref, Stéphane - du Chat qui Fume - m’a demandé de m’occuper des sous-titres de cette version Blu-Ray.
Pour accompagner ces sorties, et pour faire découvrir Claude Mulot au grand public, Stéphane toujours a eu le projet de deux livres. Un premier qu’il a confié à mon ami Philippe Chouvel, de Psychovision, sur la filmographie « traditionnelle » du réalisateur - livre sorti sous le nom de Claude Mulot, cinéaste écorché (2019). Un deuxième ouvrage m’a été proposé sur ses films X - ceux réalisés sous le pseudonyme Frédéric Lansac. Stéphane voulait dissocier les deux. Peut-être parce que la fille de Claude Mulot - avec qui il a beaucoup travaillé pour rassembler les documents d'époque - n’est pas très à l’aise avec cet héritage là de son père : deux livres, ça permettait de séparer clairement les choses. Tu fais mention dans ton livre du malaise qu’avait Mulot lui-même avec ses films X. Oui, ce n’était ni sa culture, ni sa vocation originelle. Francis Mischkind - producteur pour Alpha France - avait accepté de financer son film Le Sexe qui parle, à condition d’y faire apparaître des plans hard. Le réalisateur lui aurait répondu « C’est quoi du hard ? ». Il ne savait même pas que cela existait à l’époque. Toujours d’après les témoignages, en voyant pour la première fois une scène X, il a été dégoûté. Sans être pudique ou puritain pour autant… Ce genre de scènes le mettait juste mal à l’aise.
Son ambition première, c’était de réaliser des comédies, des thrillers, des films d’horreur. Il a dû mettre cette ambition de coté. La Saignée est un très bon thriller mais il a fait un flop total. Le porno a été une manière de continuer à réaliser des films… Il a vu que ça commençait à rapporter, et il s’en est contenté. Malgré cela, il mettait beaucoup de soin dans ses films - techniquement, au niveau du scénario, du montage… Mais quand il fallait tourner des scènes X, il sortait de la pièce - et c’est Didier Philippe-Gérard, son assistant, qui prenait le relais. Pour Rollin, c’était la même chose. Jean-Pierre Bouyxou s’occupait des plans pornos ; Rollin allait fumer sa pipe et revenait quand c’était fini. Lui aussi s’était fait une raison. Lèvres de Sang (1975) a été un bide total, un échec commercial horrible. Pareil pour La Rose de Fer (1973). Faire des films X lui permettait de se renflouer. D’ailleurs, en ajoutant des inserts hard à Lèvres de Sang, le film a beaucoup mieux marché… C’était quelque chose qui rendait Rollin complètement fou. Il ne voulait jamais parler de ces films là en interview : il les rejetait, disant que ce n’était pas des films de Rollin, qu’ils n’avaient été réalisés que pour l’argent. Après, difficile de lui donner tort pour certains… Cela paraît étonnant parce qu’un film comme Fascination (1980) par exemple semble assumer son hybridité entre une patte auteuriste et une dimension érotique… Érotique oui, mais pas hard, et ça fait toute la différence du point de vue du public qui n’était pas appâté par les avertissements pornographiques. Rollin souffrait de ne pas avoir réussi à s’imposer comme un auteur du cinéma. Il s’est senti contraint de réaliser ces autres films pour payer les factures.
Est-ce que tu vois une autre considération de son cinéma à l’étranger ? Tous ses films sont sortis en Blu-Ray aux États-Unis, en Allemagne, et même en 4K en Angleterre… En France, à part Le Chat qui Fume et LCJ, aucun éditeur ne s’y intéresse. Pour un problème de droits peut-être ? Peut-être aussi que le marché est saturé de toutes ces sorties à l’étranger que les fans ont réussi à récupérer ? Je pense également que sa direction d’acteurs dénote aux oreilles des francophones. Lui s’en foutait et se contentait souvent d’une seule prise. Il en découle un jeu théâtral qui peut sonner faux pour certains - et poétique pour d’autres. Sans doute que les non-francophones ne l’entendent pas… En France quand il est connu - et encore, c’est rare - c’est surtout comme « le mec qui réalisait des nanars ». Jean Rollin porte encore aujourd’hui cet héritage de cinéaste maudit. Retour à Mulot : est-ce que c’est sa direction, la qualité de ses scénarios, qui différencient ses films du reste de la production pornographique de ces années-là, et qui justifient le fait de le redécouvrir aujourd’hui ? Prenons l’exemple de son film Shocking! (1976). En les mettant bout à bout, les scènes explicites ne dépassent pas la dizaine de minutes. Par contre, le scénario est très élaboré. Il décrit une société à l’orée d’une catastrophe nucléaire où les personnages se révèlent sous leur vrai visage : celui qui se prétend moraliste se révèle être un pervers ; la femme « autoritaire » est en réalité libertine ; un autre s’avère être un lâche… Il y a une histoire : c’est pas juste le facteur qui arrive et « toc toc » ! Mes nuits avec... Alice, Pénélope, Arnold, Maude et Richard est réalisé par Didier Philippe-Gérard en 1976 mais il est écrit par Mulot. C’est une parodie de La Grande bouffe (Ferreri, 1973) - il devait même s’appeler La Grande baise à l’origine. Il conte l’histoire de plusieurs femmes malheureuses qui décident de se suicider par le sexe. Les personnages sont très bien écrits, et bien que l’ambiance soit mélancolique, il y a des éléments fantastiques ou d'horreur : ce film est un chef d’œuvre !
À t’entendre, il y a toujours un « discours méta » dans ses réalisations, des paraboles qui questionnent un rapport très intime à la sexualité… Exactement. Je pourrais citer aussi Le Sexe qui Parle (Mulot, 1975), véritable peinture de la révolution sexuelle - une femme insatisfaite se met à exprimer ses frustrations par l’intermédiaire de son vagin. Dans La Femme-objet (Mulot, 1980), un obsédé fabrique un robot qui se retourne contre lui, et le transforme à son tour en objet sexuel. N’oublions pas non plus l’humour de ces films… Les personnalités sont tournées en satire ; les moralistes sont moqués, et notamment les journalistes critiques envers le cinéma porno. Certains noms sont à peine modifiés et deviennent symboles de perversion sous la plume de Mulot. Il arrivait à porter des messages à l’écran ! Ce n’était pas du tout le but de Rollin par exemple : les producteurs réclamaient du cul, alors il mettait du cul : ça suffisait et ça rapportait de l’argent. Mulot lui, avait à cœur de bien faire les choses. Poussé peut-être par Mischkind qui l’encourageait à proposer un beau produit… Après tout, ses films finissaient par être projetés sur les Champs-Élysées - dans le multiplex d’Alpha France - une salle prestigieuse ! Comment est-ce que tu vois, toi, une nouvelle génération de cinéphiles s’approprier ce cinéma, par-delà le rapport nostalgique ? Je l’ai déjà évoqué : j’ai été très étonné d’apprendre que Dominique était invitée au festival de Bruxelles. J’avais peur qu’elle soit montrée du doigt comme une actrice exploitée par des regards misogynes, par cette époque révolue de la pornographie… En fait, pas du tout ! J’ai senti beaucoup d’admiration. Peut-être parce qu’elle est simplement sublime, peut-être en raison de son statut de mégastar… Mais je crois que cette admiration tient aussi de ce qu’était ce cinéma à l’époque : libre et créatif. Donc oui, c’est de la nostalgie, mais de la part d’une nouvelle génération qui, ironiquement, n’a pas connu ces années. Ovidie assure cette transition entre ces deux époques. Elle a joué notamment dans un des derniers Rollin, La Nuit des horloges (2007). Il cherchait sa nouvelle Brigitte Lahaie et avait jeté son dévolu sur elle. Elle avait déjà joué dans plusieurs films - et en avait même réalisé certains dont Orgie en noir (2000). Je sais qu’elle est fan de Rollin, et ça serait intéressant de lui demander quel est son regard rétrospectif sur ces 70s. Parce qu’elle, au même titre qu’Olympe de G, veut mêler la pornographie au combat féministe… En 2022, Arte a sorti un documentaire fascinant sur la sortie du film Gorge profonde aux États-Unis, et sur l’actrice Linda Lovelace devenue - pour un temps en tout cas - le visage d’une libération sexuelle féminine, voire féministe. Comment ça s’est passé en France ? Est-ce que le porno y est aussi devenu vecteur de ces discussions sociales ? On ne parlait pas beaucoup de tout ça à l’époque en France. Quelques magazines faisaient la publicité des films à l’affiche, avec des photos, des synopsis… Dans la Saison Cinématographique, on retrouvait quelques analyses : certains critiques y faisaient des réflexions en lien avec la lutte des classes par exemple, reprochant l’opulence de la mise en scène, en comparaison avec la « vraie » vie des ouvriers. Le sujet féministe est parfois abordé à propos de films comme La Femme-objet - forcément - ou Suprêmes jouissances (Mulot - 1977) dans lequel trois filles décident de se comporter comme leurs petits copains machos… Le lien entre le féminisme et la pornographie est de toute façon très controversé. Il y a deux manières de voir les choses : soit on voit une femme qui impose son pouvoir aux hommes à travers la sexualité ; soit on voit une femme qui se fait manipuler et abuser. Difficile de faire la part des choses… Christina Lindberg a par exemple été très longtemps détestée par les féministes. Elle n’a pourtant jamais fait de porno, elle ne faisait que des photos de nu - les scènes X étaient des inserts d’autres actrices. Mais elle avait cette image d’objet sexuel créé de toutes pièces. Aujourd'hui, beaucoup la considèrent comme une icône féministe. Alors oui, il y a toujours eu des anti-porno, et il y en a toujours eu d’autres qui le voient comme un vecteur d'émancipation. Des pro-sexe et des abolitionnistes… C’est pareil pour la prostitution !
En mars dernier, tu étais à nouveau à Bruxelles pour le festival Offscreen qui avait justement invité Christina Lindberg, symbole elle aussi du retour en force du cinéma d’exploitation européen. Peux-tu nous parler de cette rencontre ? Le public n’était clairement pas le même qu’au Brussels Porn Festival. La tendance était plutôt masculine, plutôt « biker métalleux ». Cette communauté adore Christina Lindberg, je ne sais pas bien pourquoi : il y a même un groupe de métal suédois qui l’a fait jouer dans leurs clips. En tout cas, Offscreen organisait la rétrospective la plus exhaustive de toute la carrière de l’actrice. À titre de comparaison, en 2016, le LUFF avait projeté 4 de ses films et le Offscreen en a montré 6 : Thriller (1973) bien sûr, mais aussi d'autres qui versent au passage très vite dans la sexploitation hyper macho. Je pense par exemple à son premier film : Maid in Sweden (1971). Son personnage est d’abord violé par le petit-copain de sa sœur, ensuite par le copain du petit-copain. Le plus dingue, c’est qu’elle finit par s’excuser à la fin, arguant qu’elle aurait dû se laisser faire ! Dans Exponerad (1971), elle se fait manipuler par un photographe qui l’oblige à coucher avec ses amis, menaçant de diffuser certains clichés compromettants. Dans un autre film tourné au Japon, elle est d’abord violée par un otaku, puis par une bande de yakuzas… Pour finir, elle tombe amoureuse du premier violeur ! Ça paraît aberrant aujourd’hui. On parlait tout à l’heure avec Dominique d’une sexualité libérée, et, à la même époque, Christina Lindberg est plutôt l’incarnation d’une martyr à l’écran. Elle joue presque systématiquement une victime mais elle porte à l’écran des femmes qui restent en vie à la fin du film, qui doivent composer avec leurs cicatrices. Exponerad est un peu différent. Il donne à voir plusieurs montages, plusieurs fins possibles : une où elle meurt, une autre où elle continue de vivre. Thriller lui aussi est différent, en cela que la vengeance amène une dimension cathartique. Nous parlions plus haut de la lecture féministe ambivalente sur la pornographie : pour les rape & revenge, c’est pareil. Pour certains et certaines, la protagoniste est une icône féministe : une agressée qui triomphe de son agresseur. Pour d’autres, c’est plus ambigu. Je pense par exemple à un article qui renvoie son fusil à un symbole phallique, et donc encore à la projection d’un fantasme masculin…
Les rape & revenge sont de toute façon très largement réalisés par des hommes… Effectivement, le point de vue adopté est souvent celui de mecs, qui prêtent des comportements masculins - et une iconographie masculine - à des personnages féminins. L’article en question fait référence à Revenge (2017), de la réalisatrice Coralie Fargeat - qui a parfois été qualifié de film féministe - et s'interroge sur la crédibilité d'un message féministe dans un film présentant des scènes de viol qui pourraient flatter les instincts voyeuristes de certains spectateurs... Pour ma part, je pense qu'il y a du vrai dans ces deux points de vue mais j'avoue que j'ai du mal à avoir un avis tranché sur la question. J’avais d’ailleurs été interrogé sur mon rapport au rape & revenge par une équipe de journalistes qui suivait Christina Lindberg lors d’une autre rétrospective à Paris en 2015, me demandant si je m’identifiais davantage à la victime ou au bourreau. Je ne m'étais jamais posé la question et je n'ai pas su quoi répondre ! Tu dois finir par sacrément bien la connaître Christina Lindberg ! Ça c’est sûr ! D’ailleurs, ce reportage a été montré dans un cinéma à Stockholm la veille de sa diffusion à la télé : j’ai été invité, j’y suis allé, j’ai passé l’après-midi chez elle, et le soir ils m’ont même demandé de monter sur scène avec toute l'équipe après la projection... alors qu'on ne me voit que quelques secondes à la fin ! Un an plus tard, j’ai parlé de ce documentaire à Julien Bodivit du LUFF : il a été très enthousiaste à l’idée de le programmer, de le combiner à une rétrospective, et d’inviter Christina bien sûr. De fil en aiguille, j’ai fini par être engagé comme photographe de plateau sur le film d'Adrián García Bogliano - Black Circle (2018) -, tourné en Suède et avec Christina toujours. J’ai passé 15 jours sur place, à prendre près de mille photos, à cumuler des heures et des heures d’interviews en vue d’un making-of. Malheureusement le montage final ne dure que 7 minutes, mais si j'ai l'accord de la production, j'aimerais bien en faire un plus long - j’ai conservé tous les fichiers !
J'avais aussi accompagné Christina au BIFFF en 2017… À force, on a fini par devenir amis tous les deux, et elle me dit souvent que je connais mieux sa filmographie qu’elle ! J’ai même le projet d’écrire un livre, qui pourrait à terme intéresser Le Chat qui Fume ou Pulse. Ils me disent tous les deux cependant qu’à part Thriller, le public français ne la connaît que trop mal, il faudrait peut-être l’écrire directement en anglais, et y inclure des photos inédites… En tout cas, ce n’est pas le contenu qui manque : si j’ai passé deux ans à écrire l’ouvrage sur Claude Mulot, je pourrais en consacrer cinq à en écrire un sur Christina Lindberg. Dominique et Christina Lindberg sont deux actrices qui ont l’air d’être les premières étonnées du statut culte qu’ont aujourd’hui leurs films… C’est vrai… Surtout que Christina, de son côté, a coupé les ponts avec cette partie là de sa vie pendant des années, après Anita, en 1973. Dans les années 80, elle fait quelques apparitions, mais aucun vrai film. Ce n’est qu’en 2010, après la mort de son compagnon, qu’elle s’est décidée à sortir de l’ombre - à la demande de Rickard Gramfors qui travaillait à la ressortie d’un de ses films et qui lui a proposé de faire une interview. Après, tout s’est enchaîné et oui, elle était hyper étonnée de voir l’enthousiasme des fans dans les conventions - notamment des jeunes qui faisaient la queue pendant des heures pour obtenir une dédicace, surtout au Japon ! Bien sûr, Tarantino est pour beaucoup dans cette redécouverte. Pour l’anecdote, il a découvert Thriller au début des années 90 dans un montage amputé de toutes les scènes de sexe et de violence. Toujours est-il qu’il est tombé en admiration et qu’il a commencé à parler du film lors d’interviews. Et il y fait des références directes dans Kill Bill (2003)… Quand il est venu à Stockholm pour présenter Inglorious Basterds (2009), il a même demandé à la production de faire venir Christina Lindberg. Ils se sont rencontrés, il lui a fait signer plein de DVDs, plein de photos… Mais il a été plus loin : il l’a emmenée avec lui sur le tapis rouge de l’avant-première du film, et pendant la présentation il lui a rendu hommage - devant tout le gratin suédois ! On peut reprocher plein de choses à Tarantino, mais le retour en force de Thriller lui doit énormément. Jean Rollin aussi était très admiratif du film. Il l’avait vu au Festival de Cannes en 1973 et il le citait - avec La Femme Scorpion (Itō, 1972) - parmi ses deux réalisations préférées. Dans La Nuit des horloges avec Ovidie, on peut apercevoir une affiche, inédite d’ailleurs. J’ai essayé de la récupérer mais selon les dires de son assistante, elle aurait été oubliée sur les lieux du tournage, à Limoges.
Il a ensuite été projeté au Festival du Film Fantastique au Grand Rex en 1983 - recevant au passage une plainte de l’Ambassade de Suède qui ne supportait pas qu’on mette en avant ce film pour représenter son pays. Dans la foulée, après quelques rebondissements, il a fini par sortir en VHS - sous le titre de Crime à froid chez un éditeur qui n'avait pas les droits... Les seules cassettes plus ou moins légales qui circulaient - en Suède et au Danemark notamment - étaient des versions soft alors que la VHS française permettait de voir aussi les inserts pornos. Je suis donc très fier d’avoir découvert le film tel qu’il avait été voulu par Bo Arne Vibenius - et avant Tarantino ! (Rires) Pour finir, peux-tu nous parler de ton actualité Christian ? Quels sont tes projets à venir ? En ce moment, je prépare des sous-titres pour l’éditeur américain Vinegar Syndrome : Candice Candy et L’Enlèvement des Sabines, deux films pornos français très sympas de Pierre Unia. La musique est signée Laurent Voulzy, il a même un petit rôle dans l'un des deux ... soft, bien entendu ! Je travaille aussi sur un petit livret qui accompagnera le prochain roman de David Didelot. Ca s'appelle Journal intime d'une pornophile ... Eh oui, on ne se refait pas !
Les livres consacrés à Marilyn Jess et à Claude Mulot, les films de Jean Rollin ainsi que beaucoup des films abordés dans cette interview, sont à retrouver à la boutique Hors-circuits !
© Nicolas Andrieux, 2024 (Instagram : @_n.to.the.x_)
> en janvier 2009, Hors-circuits recevait Ovidie, Jean Rollin à l'occasion de la sortie de sa biographie MoteurCoupez! Mémoires d'un cinéaste singulier, une rencontre animée par Stéphane du Mesnildot, critique cinéma > par ici > en novembre 2010, Jean Rollin présentait à Hors-circuits ses Ecrits complets, vol 1 et son film Le masque de la méduse > par ici > en novembre 2022, Marilyn Jess et les auteurs de l'ouvrage Marilyn Jess, les films de culte (éd. Pulse) étaient à Hors-cicruits > par ici > en décembre 2022, Christina Lindberg, Rickard Gramfors et Christian Valor étaient à Hors-cicruits > par ici
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