CIRCUITS INTÉGRÉS: FIN DE SEMAINE AU LUFF 2024
Thème astral incontournable des sous-terrains cinéphiliques, sonar imparable de comètes ésotériques, le Lausanne Underground Film Festival revenait en octobre dernier pour sa XXIIIe annuelle parade. Hors-circuits a donc dégainé son passeport pour l’aventure, pris son billet de train pour l’hyperespace, et vous fait le récit télescopique de cette fin de semaine définitivement à part. En piste !
 
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© LUFF 2024
 
Jeudi 17 octobre
 
14h48 - Arrivée en gare de Lausanne, les babines baveuses mais en retard. C’est la veille que top-départait le LUFF 2024 : une soirée d’ouverture, une grande messe traditionnellement anthologique - la très fancy Cave12 de Genève bouscule son planning exprès pour y participer - et qui distribuait, comme de coutume, hosties musicales et cinématographiques. Son menu : une performance audiovisuelle du Baltic Analog Lab, des concerts chelous à la pelle et la projection du bigarément azuréen Fotogenico, que j’ai réussi - SPOILER ALERT ! - à rattraper. En attendant, je trimballe ma valise dans les pentes raides du canton suisse et marmonne que j’aurais dû me délester de quelques slips.
 
15h30 - Direction le Casino de Montbenon - carrefour multimodale de ces quelques jours de festival : histoire de récupérer mon bracelet sésame, de serrer quelques pinces et d’apercevoir qu’il n’y aura cette année encore que des falafels pour se dégourdir l’estomac - goddamit ! Histoire aussi - surtout - de jeter un oeil au programme de cette édition : un super-héros en moule-frite, un cowboy lascif, une programmatrice iconique, et plein d’autres innombrables météorites. Le rêve est extatique !
 
16h30 - Mes pupilles scintillent enfin avec la projection du premier round de courts-métrages expérimentaux en compétition. Ils sont introduits par l’immensément talentueuse Jessica Macor (1) et rassemblés sous l’espiègle label « What remains of the game ». Un octuple et éparse programme - tantôt casse-tête, tantôt paillettes -, dont les pièces de ce puzzle très branché se sont emboitées sans broncher.
 
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La Cordà
 
Mes chouchous ? Le très GenZ Vape and Scoot in Pa¬ra¬dise (Kampfer, 2023) - dont le réalisateur présent m’a rappelé que ma barbichette se parsemait de quelques reflets blancs. L’aphoriquement ludique A Different Goal (Joubert, 2023) - porté par la formule hilarante « Et si l’intelligence artificielle n’était pas si intelligente ? ». Et puis bien sûr le pétaradant La Cordà (2) (Friedlos, Kunfermann & Chaim, 2024) - dont l’imagerie artificière et onirique assaisonne autant The Last of England (Jarman, 1987) que Zabriskie Point (Antonioni, 1970) dans une marmite de souffre et de décharges ophtalmiques. Du lourd - et c’est que début !
 
18h30 - Sans transition la compétition se prolonge vers d’autres rivages, ceux du Canada et du long-métrage, avec Self Driver (2024). Son géniteur Michael Pierro nous plonge dans les abimes d’une soirée dystopique : un chauffeur VTC, acculé par les impayés, cède aux sirènes lucratives d’une application tyrannique. Les clients à véhiculer ? Prostituée en détresse, malfrats psychopathes ou autre dealer azimuté - allez. Le film est affaire de conscience morale donc, de couteau aiguisé sous une gorge ultra-libérale, et s’il peine à tricoter tous ses fils - de l’aveu même du génialissime programmateur Éric Peretti qui présentait la projection -, c’est surtout dans son exécution et ses moyens qu'il fait tilt.

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Self Driver
 
Cantonné au huis-clos d’un monospace, tricoté avec trois bouts de ficelle - un budget de 10.000$ à peine ! -, Self Driver brille par son minimalisme ambitieux, économe mais généreux. Il a d’ailleurs été primé au festival de Fantasia et a raflé à peu près tous les prix de la planète dans les catégories « micro-pépettes ». À Lausanne, le film a eu la malchance de tomber sur le ring face au rouleau compresseur Makamisa - déjà mon coup de coeur à l’Étrange 2024 - mais il est une belle promesse pour le réalisateur de Toronto qui signe ici son premier long-métrage. Gros big up enfin à l’élégante et kaléidoscopique scène de trip - façon Las Vegas Parano (1998) mais en plus chic. Allez, la suite !
 
20h30 - « Monsieur, je crois qu’il y a votre sandwich qui coule là » - ah bah génial, déjà que les falafels, j’aime moyen ça, mais en plus je me retrouve avec de la sauce façon Pollock sur le falzar. Mais bref. La salle pleine à craquer du Cinématographe de Lausanne ne s’est pas trompée : l’ouverture du cycle dédié aux « paillardises spatiales » de Flesh Gordon était à ne surtout pas louper ! Déjà, parce que nous fêtons en 2024 les 50 ans de la sortie du premier opus de la série - en 1974 sortaient également Massacre à la Tronçonneuse, Deadly Weapons ou encore Thriller, quelle époque … Aussi parce que la parodie érotique connait une triste actualité - son réalisateur Howard Ziehm nous quittait en août dernier. Mais d’abord parce qu’un film qui s’appelle Flesh Gordon Meets the Cosmic Cheerleaders, ça ne se rate pas - ET C’EST COMME ÇA !
 
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Flesh Gordon
 
Plutôt que de lancer ces hostilités galac-triques avec l’ainé légendaire de 74, celui qui avait déchainé les foules, le LUFF fait le choix espiègle - « pour respecter l’esprit timbré de ce serial » - de projeter en premier le reboot de 1989 : le mal-aimé, l’échec commercial, le vilain petit nanar. Qu’est-ce qui a changé en 15 ans ? À peu près tout, rappelle en introduction Christian Genzel (1) : Flesh n’était plus si provocateur que dans l’après 68, plus si contestataire, plus si anarchique. Résultat, il n’a pas vraiment trouvé sa place : trop grivois pour être mainstream, pas assez hard pour mettre la fleur aux fusils. Mais voilà, Christian Genzel nous promet quand même une « crazy wild ride », sorte de « mélange entre Russ Meyer et John Waters », alors on a eu hâte - c’est un euphémisme.
 
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Flesh Gordon
 
Et indeed quelle aventure ! Bon alors c’est clair qu’on est loin, très loin - mais alors à des années-lumière - d’Eric Rohmer. Allez les phallofusées, allez les gros nibards, allez les barreaux dans le slibard, et allez même un ventriglisse dans des matières fécales - miam miam … Donc certes, le film se rapproche de cet oncle gênant qui danse du bas-ventre à Noël, mais pas seulement ! Il est aussi épique, drôle, pétillant et, à force de ne se priver d’aucune immondice, il en devient sacrément créatif - mention spéciale à ses très am-bis-tieux effets spéciaux. La séance réservait par ailleurs le délice de découvrir Le Retour de Flesh Gordon dans une VF truculente : le genre qui fait du limbo avec tous les inimaginables jeux de mots, et qui agrémente la bande sonore d’un raffiné « C’est ce qu’on va voir cervelle de pénis ! » ou d’un visionnaire « Vous êtes des fascistes, des nazis, ou pire : des républicains ! » - vlan, dans les dents Donald. Bref, l’assemblée s’est bien marrée, et moi aussi !
 
22h30 - Rendez-vous dans la fastueuse salle Paderewski pour l’autre des rétrospectives must-see de cette édition 2024 : celle consacrée au mythique cinéma Scala de Londres, assortie d’un documentaire et de quelques films qui ont « connu les honneurs de son écran ». Le premier projeté : Variety, réalisé par Bette Gordon en 1983. L’histoire de Christine, autrice rangée mais fauchée, et qui finit malgré elle par se dégoter un boulot d’ouvreuse dans un cinéma porno. Au contact de ce nouvel environnement - ses fréquentations, ses sons, ses images - la Christine finit par lâcher la rampe - plein gaz -, par calciner son quotidien feutré et par se laisser dériver vers des vices et des fantasmes insoupçonnés … Ça c’est pour le synopsis !
 
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Variety
 
Dans son expression, le film emprunte autant à la langueur morale de Chantal Akerman qu’aux eaux troubles de Marie-Claude Treilhou - dont le Simone Barbès ou la Vertu (1981) résonne au moins comme une inspiration pour Bette Gordon. Vu les références vous l’aurez compris : le tempo est plutôt lent - pour ne pas dire pire : juste après Flesh, il fallait bien s’hydrater la rétine pour éviter l’apoplexie. Variety est pourtant de ces réalisations que l’on préfère peut-être moins voir que de les avoir vues, celles qui subjuguent moins qu’elles n’infusent. Rapport à l’ambiance particulière qui s’installe au fil du voyage, à l’interprétation envoutée de Sandy McLeold - et si elle était là, la one true Harley Quinn ? - ou rapport à une mystérieuse et fascinante scène finale. Moi qui voulais me poiler, j’ai fini par méditer et c’est pas si mal parce qu’il est l’heure d’aller se coucher.
 
Vendredi 18 octobre
 
15h - Repos oculaire et détour obligé par le temple lausannois de la littérature érotique, celle dont les pages roses font rougir les joues depuis 1988 : la splendide, l’unique librairie HumuS. Alors, il y en a pour tous les - mauvais - goûts : des illustrations japonaises qui fileraient une syncope à un jésuite, de la fiction sulfureuse mais déconstruite, ou encore quelques reliques de Lui version 70s. Et puis un rayon cinéma bien sûr, dans lequel je me jette corps et âme. Dans la besace : le volume 1 du Camp! De Pascal Françaix - 70 pages consacrées à Doris Wishman, le régal - ainsi qu’un numéro de Midi-Minuit Fantastique datant de juin 1970 - avec une interview fleuve de Koji Wakamatsu. Campée à deux pas d’un centre commercial flambant neuf, en plein coeur d’un quartier qui se gentrifie à vitesse Lyria, HumuS est une sorte d’ultime barricade gauloise - je vous épargne la vanne - autant qu’une espèce menacée. Alors soutenons nos libraires, mordel de berde !
 
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Librairie HumuS © http://galerie.humus-art.com/
 
16h30 - « C’est par où le cinéma Bellevaux déjà ? » Annexe du LUFF, perchée sur la colline du San Francisco suisse, l’ascension vers les premières ciné-aventures de la journée se mérite - un bus et demi, c’est pas non plus Pekin Express, mais quand même. Je viens y rattraper le film qui faisait l’ouverture du festival : Fotogenico, réalisé par Marcia Romano - scénariste argentine d’origine - et Benoit Sabatier - ancien rédac chef de Technicart. Une production hors-compétition mais qui avait quand même de quoi rouler des mécaniques car auréolée du statut de sensation, en juin dernier à Cannes, dans la sélection ACID. La grande classe donc, mais alors ça donne quoi ?
 
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Fotogenico
 
Sur le papier, c’est pas tout à fait l’éclate : un patriarche - gros boomer à la déroute - déboule à Marseille, sur les traces de sa fille qu’il avait perdue de vue et dont il a appris l’overdose et le suicide. Façon Tony Erdmann (2016) - post-mortem -, il vient mettre un boxon cathartique sur les bords de la Médi, mais au final peu importe. Ou presque … Parce que l’intrigue devient vite prétexte aux vrais sujets de Fotogenico : une cité phocéenne « plus belle que jamais » - son soleil, ses graffitis anarchiques, ses vibrations alternatives - et le retour en force, début des années 2020, d’une électrisante scène new wave. Symbole de cette alchimie entre la ville et son bouillon de culture, entre le contenant et son contenu : la soundtrack déjà culte du film, et surtout la cover ATOMIQUE du tube A.G.N.ES. par le groupe local Froid Dub - promesse de quelques rendez-vous chez l’ORL. Donc oui, j’ai fait taper fort du pied à mon premier rang et mon coeur a même chancelé quand un t-shirt Martin Dupont est apparu faire de la figuration - les puristes auront la ref. Allez l’OM !
 
18h30 - Quand je vous disais que le LUFF avait le chic pour dénicher des pépites de derrière les fagots … Parce que, franchement, qui avait déjà entendu parler de Pat Rocco ? Bon, sur ce coup, les équipes de programmation ont été bien aidées par Kino Lorber qui ressortait en février dernier - et après 50 ans d’amnésie généralisée - le travail de ce photographe, réalisateur, militant, activiste queer et américain. Il n’a laissé derrière lui qu’une oeuvre famélique - quelques courts-métrages, un seul long - mais une oeuvre néanmoins capitale, car charnière : après l’émeute de Stonewall en 1969, qui marque l’émergence du mouvement LGBTQIA+ et de ses représentations ; avant l’explosion du porno, homo comme hétéro, dans la deuxième moitié des années 70. C’est en tout cas ce que nous explique le passionnant Didier Roth-Bettoni (4), invité à présenter la séance : Pat Rocco s’est engouffré dans cet entre-deux calendaire, signant des images envoutantes - gays, érotiques, bienveillantes et solaires.
 
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Drifter
 
Drifter - le seul long-métrage - ouvre le bal de cette nouvelle retrospective (5). Un film tourné en 1969 avec quatre bouts de ficelle, et qui ne sortira qu’en 1974 - de manière ultra confidentielle. Un film aussi - toujours la science de Didier Roth-Bettoni - qui adresse de manière naturelle et - donc - avant-gardiste les thématiques de la bissexualité et de la transidentité. Un film enfin qui apparait comme le pendant « West Coast » à la trilogie de Wahrol - Flesh (1968), Trash (1970), Heat (1972) - ou à Macadam Cowboy (1969) : le portrait d’un gigolo, le récit de ses déambulations, de sa solitude, de son désenchantement. Alors là vous pourriez vous dire « WTF je croyais qu’il était solaire et bienveillant ton film » : eh bien oui !
 
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Drifter
 
Imaginez un portrait de Townes Van Zandt à la sauce Pierre et Gilles : un cowboy abimé et taciturne, dans un bain de lumières et de couleurs pastel. Un paradoxe tendre, touchant, sincère. Avec beaucoup d’élégance, Pat Rocco dépeint une errance aux portes du sordide, mais sans faire de son personnage une victime. Certaines scènes plus sombres se mêlent d’ailleurs à d’incroyables moments de poésie, innocente et joyeuse. Un pantone d’émotions qui doit beaucoup à Joe Adair et son interprétation du protagoniste Drift : pas spécialement beau gosse, ni particulièrement bon acteur, mais il irradie simplement l'écran, avec sa gouaille facile et sa fragilité virile - « Are you lost again ? - No, just drifting … ». Les généalogistes zélés reconnaitront certains échos avec le Fleshpot on 42nd Street (1973) d’Andy Milligan - en moins noir -, ou même beaucoup plus tard avec le Hustler White (1996) de Bruce LaBruce - en moins trash. Mais au fond, Drifter est unique et c’est là sa magie - le LUFF 2024, déjà un très grand cru !
 
20h45 - Retour à la compétition avec le deuxième long-métrage en lice : Jour de Chasse (Annick Blanc, 2024). Après Self Driver, les affres de la victoire nous ramènent au Canada, mais dans la partie québécoise cette fois, avec un métrage visio-présenté par sa réalisatrice comme une fusion de genres, d’émotions, de rythmes et d’univers. Une volonté revendiquée de bousculer les conventions, et de jongler sans transition avec les codes de la comédie bromantique et du thriller survivaliste. Le pitch ? Abandonnée par son manager, une stripteaseuse est coincée en pleine montagne et contrainte de convaincre un groupe d’EVG, pour lequel elle avait performé, de l’héberger quelques jours : la joyeuse bande accepte, mais à condition qu’elle passe un rite d’initiation …

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Jour de Chasse
 
Avec un incipit pareil, on se dit qu’à tous les coups, ça va partir en galipettes non consenties illico presto. Mais non, et c’est la plus belle trouvaille du film : celle de mettre en scène une travailleuse du sexe sans jamais la sexualiser - a fortiori dans un chalet de chasse qui sent fort la sueur testostéronée. Ce n’est d’ailleurs à aucun moment le début du moindre sujet. Un pas de côté brillant - il emmène vers d’autres représentations, il renouvelle le genre - mais pas auto-suffisant. Car pour le reste : encéphalogramme plat. Des tartes à la crème de questions existentielles - genre cinq hommes et une femme en colère -, une photographie « à la A24 » éculée, et puis un nombre incalculable de plans drone de la forêt … Moyen ma tasse de thé du coup, mais mon voisinage avait l’air comblé, donc c’était peut-être juste moi qui avais grand hâte de revoir Makamisa.
 
22h45 - Parce que oui, après avoir défrayé la chronique à l’Étrange en septembre dernier, le nouveau film de Khavn de la Cruz continue sa tournée des festivals zarbis, et pose ses valises au LUFF, en terrain déjà conquis (6). J’avais deux objectifs en revoyant le film. Le premier était de savoir de quel show le réalisateur philippin - présent pour l’occasion - allait gratiner le préambule du visionnage. Au Forum des Images il avait retourné la salle d’un happening légendaire (7), mais cette fois il met la barre encore plus haut, plus beau, plus weirdo. Toujours très chic dans ses costumes très chocs, il déboule sur scène scandant je ne sais pas trop quel texte, pendant que son fils - huit ans - s’époumone dans un solo « free jazz » de saxo - ÇA C’EST MON KHAVN DE LA CRUZ.
 
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Makamisa
 
L’autre objectif était d’aller par-delà les frissons de la première fois : le revoir à froid, en sachant à quelle cuisson j’allais être dégusté. Porté par la magie organique des images, je n’avais, par exemple, rien compris à l’histoire - celle de l’indépendance des Philippines, sous la plume du poète José Rizal (1861-1896) que Khavn adapte à l’écran. À ce titre, si je n’ai pas été complètement déçu, je n’en suis pas sorti ravi. Déjà, parce que - même en plissant les yeux - je n’ai toujours rien compris ; mais peut-être aussi parce que Makamisa n’est rien d’autre qu’un merveilleux gloubi-boulga ésotérique : à vouloir le rabâcher, on en perd la substantifique joaillerie. Toujours est-il que cette incantation - tournée direct sur support 35 millimètres - a mis un uppercut à la concurrence et s’est révélée grande gagnante de cette année de compétition - pour les longs. Donc : Binabati kita - qui semble vouloir dire « félicitations » en philippin !
 
01h00 - Avec quatre films dans la rétine et presque autant de verres dans le gosier, mes oreilles commencent clairement à siffler. Mais dévoué reporter - et jamais contre un prétexte pour une dernière bière -, je décide quand même de descendre d’un étage, dans l’antre du Casino de Montbenon, dans la Salle des Fêtes qui accueille la programmation musicale - très réputée - du festival. Navigant tant bien que mal entre deux cool kids, je me déniche un petit coin d’observation : le show de Muon S a commencé. Alors oubliez tout ce que vous saviez sur les claquettes - moi j’en étais resté à Fred Astaire : là c’était un dialogue carrément noisy entre un gars qui bidouillait des machines, et une collègue qui explosait ses talonnettes sur un miroir ou de la craie - tout en criant très fort sur le compère bidouilleur de machines. J’avoue que ça m’a laissé circonspect mais toute la salle était bouche-bée donc j’ai fini ma bière fissa et suis rentré me coucher. En m’écoutant un bon gros tube de gros boomer de Moustaki - « Ralala ça c’est d’la musique » !
 
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Muon S © LUFF 2024
 
Samedi 19 octobre
 
14h15 - Cap sur Londres ! Deuxième round du cycle « The Incredible Strange Scala Film Show » : place cette fois au documentaire sorti en 2023 et qui retrace l’histoire de l’héroïque Scala, depuis ses premiers émois de 1978 jusqu’à son crépuscule au début des années 90. Il est réalisé par Jane Giles - LA programmatrice légendaire du cinéma du quartier de King’s Cross - et par Ali Catterall - un de ses vétérans, devenu journaliste. L’une et l’autre expliquent avoir conçu leur docu comme une déclaration d’amour frénétique, non pas aux seuls quatre murs d’une salle obscure, mais bien à la découverte d’une culture : en dehors de chez soi, à l’abri de la grisaille thatcherienne, en compagnie d’autres freaks, eux aussi cinéphiles.
 
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Scala!!!
 
À l’écran, c’est un défilé baroque et survitaminé de témoignages : celles et ceux qui ont contribué à faire du Scala ce qu’il était. Les membres de son staff, mais aussi son public, véritable protagoniste du film. Avec quelques interventions de prestige - John Waters, Mary Harron, Mark Moore … -, d’autres plus anonymes, mais toutes appliquées à faire revivre l’ambiance de ces travées bariolées. Aussi celle d’une curation qui pouvait conjuguer dans la même soirée l’hermétisme de Bergman à une fantaisie pornographique. En deux mots, comment aller au cinéma, ça peut être juste - f*cking - cool et badass. Perso, j’ai passé ma séance à noter des films à voir ou revoir. Pêle-mêle : L’homme au bras d’or (Otto Preminger, 1955), Alice (Jan Švankmajer, 1988), Pink Narcissus (James Bidgood, 1971), Thundercrack! (Curt McDowell, 1975), The Hunger (Tony Scott, 1983), Un Chant d’Amour (Jean Genet, 1950), mais aussi tous les Jarman, tous les Borowczyk … MOVIES WILL SAVE THE WORLD !
 
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Scala!!!
 
Ali Catterall et Jane Giles ont prolongé le plaisir après rallumage des lumières, pour une session de questions/réponses. Une question = une affiche dédicacée : autant vous dire que je lève la main le premier. « Quel conseil donneriez-vous à un programmateur de films en herbe ? » Réponse poético-méthodique de la sacro-sainte programmatrice : « Ayez des yeux partout. Écoutez votre public. Et essayez de ne pas trop transiger avec les ayants-droits. » - OK boss. Une autre amatrice d’affiche dédicacée demande quel film Ali et Jane conseillent de découvrir absolument - toute l’assemblée se tait pour écouter : pour Ali, Theater of Blood (1973) avec Vincent Price ; pour Jane, le Blade Runner de 1982 - elle précise « la version avec la voice over, pas celle du director’s cut », très chic. Bref, le duo ou leur documentaire Scala!!! Or, the Incredibly Strange Rise and Fall of the World's Wildest Cinema and How It Influenced a Mixed-up Generation of Weirdos and Misfits - le titre en version non-raccourcie - sont finalement des cantiques du pouvoir absolument magnétique des images, et de l’importance de les découvrir en salle. Hell yeah !!
 
18h45 - Changement d’ambiance, le temps d’une impromptue parenthèse bollywoodienne : The Real Superstar (2023). Documentaire toujours, mais cette fois les extraits de films parlent d’eux-mêmes, les commentaires et témoignages laissent place aux traits d’union visuels. C’est en tout cas la proposition de Cédric Dupire et de son nouveau portrait épique de l’acteur indien - que dis-je ICÔNE UNIVERSELLE - Amitabh Bacchan - coup de pouce pour les néophytes dont je fais partie : il joue celui des deux héros qui meurt dans Sholay (1975). Cédric Dupire aurait dû être présent : malheureusement, retenu pour un autre festival à Bombay, terre à laquelle son projet était promis - on comprend donc qu’il ait arbitré ainsi. Toujours est-il qu’il prend à contre-pied les monographies classiques : compilant les apparitions cinématographiques de la superstar, pour dessiner par allégorie, autant une trajectoire plus grande que la vie, qu’une traversée dans le cinéma hindi.
 
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The Real Superstar
 
Alors le résultat est passionnant, mais aussi très marrant : sorte de mélange improbable entre Les Trois Disparitions de Soad Hosni (2011) - pour l’intersection entre histoires et Histoire - et La Classe Américaine (1993) - dans le détournement caustique d’archives cinématographiques. Au fil des extraits choisis, se dessine la persona de Bacchan, de ses héros au même visage : droit, populaire, vengeur, résilient, libre - ou en tout cas, de cette liberté teintée de propagandisme. Parce que bien sûr - un peu comme Stallone aux États-Unis -, The Real Superstar est aussi une décalcomanie politique, nationaliste, celle d’un soft power qui utilise le rouleau compresseur de Bollywood pour agencer le destin de son pays. Cédric Dupire adopte donc une posture aussi fanatique que critique, toutes deux passionnantes et complémentaires - bravo à lui !
 
20h30 - Roulement de tambours, trompettes braquées vers les étoiles, un autre banger vient dynamiter les toiles blanches du Lausanne Underground Film Festival : Taxi Zum Klo (1981). Il est choisi, comme Variety, par Jane Giles, au titre de l’un des films les plus programmés - et les plus appréciés - par le cinéma Scala. Premier long-métrage de Frank Ripploh, Taxi pour les Toilettes - traduction littérale total régal - parait à la fin de l’époque fastueuse du « nouveau cinéma allemand », porté par les Herzog, Wenders ou Fassbinder - pour lequel Ripploh fera d’ailleurs une apparition dans Querelle (1982). À ses prédécesseurs il emprunte le réalisme viscéral, l’honnêteté clinique, mais en y mêlant humour, tendresse et joie de vivre, dans ce qui ressemble à une polka auto-fictive : Frank joue son propre rôle, celui d’un professeur d’école, coincé entre les aspirations monogames de son compagnon et son appétit extra-conjugal - un peu wild.
 
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Taxi Zum Klo
 
Après la dépénalisation allemande de l’homosexualité en 1967 et juste avant les ravages du SIDA - dont Klaus Nomi, par exemple, meurt en 1983 -, Taxi baigne dans une période luxuriante pour la représentation de la culture gay au cinéma. Comme La Cage aux Folles (1978) - inspiration revendiquée -, il est badin, taquin, exploratoire, décomplexé, mais il va aussi plus loin. Car, comme Les Nuits de la pleine lune (1983) cette fois, il adresse avec mélancolie et douceur la routine aliénante d’un couple et l’envie irrépressiblement auto-destructrice d’aller voir ailleurs. C’est ce qui intrigue et captive le plus dans ce merveilleux film : sa capacité à jongler entre le rire et les soupirs ; sa polyphonie naturelle, spontanée, comme un pacte tacite avec le public - celui de ne pas tricher. Frank Ripploh ne signera qu'un seul autre long-métrage en 1987 - qui n’aura pas le même succès - avant de mourir d’un cancer au début du nouveau millénaire. Son chef d’oeuvre de 1982 se déguste donc comme un fruit rare, mais toujours aussi juteux !
 
22h45 - « Amis de la Planète Porno, est-ce que vous êtes SHOWWWW ? - OUÉÉÉÉÉÉÉÉÉ ! » Eric Peretti déboule sur le parquet ciré de la Paderewski comme une rockstar, et il fallait bien ça pour faire scintiller le dernier astre d’une journée déjà lunaire - dans le meilleur sens du terme. Après le sequel, retour à la matrice originelle : le Flesh Gordon de 1974. À nouveau, Eric lâche le micro au spécialiste Eric Genzel pour dessiner le contexte de ce frétillant début des années 70 où, tout à coup, la sexualité se montrait partout ! Mais par-delà les blagues grivoises, le film de Howard Ziehm est aussi bigrement rupturiste : il fait partie de la première vague des pornos à ne pas se contenter d’aligner les scènes explicites, et de les assortir plutôt d’un fil conducteur, d’un synopsis, d’un budget. Au point que Flesh Gordon finisse par ressembler à une super méga production : il ne devait coûter que 25k$, il finira par faire débourser un demi-million - on imagine la joie de l’expert-comptable. Un tout petit plat mis dans un grand, des effets très spéciaux - nombreux seront les membres de l’équipe à gagner un Oscar par la suite -, une épopée intergalactique … : bref, la folie des glandeurs !
 
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Flesh Gordon
 
Bon, l’ambiance est plutôt similaire à celle de 1989 - des costumes moulants, des jeunes filles en fleur, du pouet-pouet à tout va, youpli tralala. Cet opus est toutefois moins abracadabrantesque, moins overdosé, moins « poulet sans tête » : Flesh Gordon est une facétie potache certes mais qui a les deux pieds dans son époque. Elle sait d’où elle vient, où elle va ; elle sait ce qu’elle veut raconter, et quels codes elle souhaite renouveler. Dans les années 30 - nous raconte un joli panneau introductif -, la dépression économique appelait le bodybuilding moral des Superman, Captain Marvel ou Flash Gordon ; quarante ans plus tard, d’autres « troubled times » mais cette fois décomplexés, scandaleux, excitants. Ils mobilisaient forcément un autre type de super-héroïsme, auquel un Hollywood vieillissant d’alors n’a rien compris - ou rien voulu comprendre. Par-delà sa paillardise, ce petit bijou d’Howard Ziehm est donc d’abord une flamme déclarée à un cinéma bis irrévérencieux, imparfait peut-être, mais libre, et pendant politique à la normativité du courant mainstream. Un cinéma bis qui nous rendrait presque nostalgique - à quand une critique de L’Amour Ouf sur Hors-circuits ?
 
00h15 - « La programmation musicale du LUFF me laisse pantois », épisode 2. Après les claquettes, j’attrape cette fois une performance en cours de route : celle d’Yvonne Lebien. Et c’est pas encore ce soir que la Salle des Fêtes va danser la Macarena. L’artiste est dans son plus simple appareil, debout au milieu de la scène, avec toute la salle en tailleur autour d’iel, et après une bande sonore passée sur son changement de sexe, paf une bière versée sur la tête et go 15 bonnes minutes de cris gutturaux. J’avoue que je n’étais pas tout à fait préparé mais une fois le WTF de la scène passé, l’expérience s’est révélée aussi vulnérable que touchante et méditative. Donc bravo - même si au LUFF, je préfère quand même les films !
 
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Yvonne Lebien © LUFF 2024
 
Dimanche 20 octobre
 
17h00 - Bagage en main - toutes les belles gloses ont une fin -, ultime détour par le Bellevaux. Et dans un fourgon VIP sivouplé car autoporté en compagnie de Jessica Macor, Eric Peretti et Didier Roth-Bettoni - AVENGERS ASSEMBLE ! Ces deux derniers viennent clore le chapitre consacré à Pat Rocco avec une sélection de ses courts-métrages érotiques : à nouveau charnières avec d’autres partis pris. Charnière déjà avec les films d’avant, les « alibis » : ceux qui, courant des 50s, prétextaient une passion pour le culturisme sur l’autel libidineux des muscles avantageux. Charnière d’autre part avec les films expérimentaux et concomitants : ceux notamment de Kenneth Anger, trop niche, trop underground, pour concerner Pat Rocco. Charnière enfin, avec les films d’après, les « hard movies » : qui vont ringardiser le plafond « fleur bleue » que le réalisateur n’a pas voulu franchir. Ce qu’il voulait faire lui, c’est simplement mettre en scène des images heureuses, naïves, naturelles, de jeunes hommes qui s’aiment simplement, sous le soleil.
 
Andrieux Luff 20
Sunny Boys
 
Et on a été abondamment servi. Éric et Didier sont partis dénicher quatre programmes dans le catalogue remasterisé pour illustrer la palette de couleurs du réalisateur : tantôt romance bucolique, tantôt mélodrame émoustillé, et même dans Strip Strip, un effeuillage survolté. Le tout dans la veine de Drifter - à savoir très beau. La séance se prolonge d’une petite session de questions/réponses mais les deux intervenants nous réservaient une petite surprise : la photo d’un Howard Ziehn - celui de Flesh Gordon - shooté, ukulélé à l’air, par Pat Rocco. C’est donc devant ce cliché olé-olé - une scène d’anthologie - qu’ils sont revenus notamment sur la fin de carrière d’un « bon gars », militant et bienveillant, qui a fini par prendre ses distances avec les photos et les caméras, pour ouvrir un abri destiné aux SDF gays dans la fin des années 70.
 
19h48 - J’attrape mon train sur le fil, après des « au revoir » à tout va et des « à l’année prochaine » à la pelle. Le temps du bilan et des regrets, celui de tous les films que je n’ai pas eu le temps de voir. Notamment les films « documentaires », inclusifs et mémoriels, de Pat Rocco : son portrait d’une jeune personne trans par exemple, ou ses images d’une descente de police dans un club gay. Le Finding Planet Porno de Christian Genzel également : reportage contextuel et généalogie caustique des deux films de Flesh Gordon projetés. Le Caligula en version « Ultimate cut » programmé par Jane Giles parmi les chefs d’oeuvre qui ont animé l’écran de son Scala. Et puis et puis et puis … tous les autres films que je ne connais pas mais qui ont l’air super cool quand même.
 
Merci à Jessica Macor, à Éric Peretti, à Julien Bodivit - et au reste de l’équipe - de nous permettre de découvrir des frissons pareils dans des conditions aussi parfaites.
 
Le LUFF 2024 c’était de la grosse balle. Vivement celui de 2025 !
 

 
(1) Jessica Macor avait notamment présenté l’année dernière une retrospective croisée entre Doris Wishman et Peggy Ahwesh - la classe. En plus du LUFF, elle est aussi notamment programmatrice pour le festival de Locarno, et elle finalise une thèse sur le cinéaste expérimental Jem Cohen - la super classe.
 
(2) La Corda a remporté le prix du meilleur court expérimental de cette édition 2024.
 
(3) Christian est le réalisateur du documentaire Finding Planet Porno (2024), aussi programmé dans la rétro, et consacré aux films de Flesh Gordon.
 
(4) Didier Roth-Bettoni est journaliste et critique de cinéma. Il est notamment l'auteur en 2007 de l’ouvrage - bible encyclopédique - L'Homosexualité au cinéma (éd. La Musardine).
 
(5) Elle sera complétée d’une double sélection de courts-métrages de Pat Rocco : documentaires, et érotiques.
 
(6) Le festival avait déjà présenté son Mondomanila en compétition en 2012, et lui avait laissé « carte blanche » en 2018.
 
(7) Pour en savoir plus, se référer au récit de l’Étrange Festival 2024, sur le site d’Hors-Circuits.
 

© Nicolas Andrieux, 2024 (Instagram : @_n.to.the.x_)/ Hors-circuits
 
 
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